Pacifique: le passé nucléaire américain empoisonne les îles Marshall
21 mai 2019Diass-Infos : Antonio Guterres, en tournée dans le Pacifique, tire la sonnette d’alarme. Le secrétaire général de l’ONU s’inquiète quant à de possibles fuites provenant d’un site d’enfouissement de déchets radioactifs, hérité de la guerre froide. La présidente des îles Marshall doit rencontrer ce mardi le président des États-Unis. Retour sur une histoire qui n’a pas fini d’empoisonner l’archipel et ses habitants.
Douze années durant, les atolls des îles Marshall ont subi moult explosions nucléaires, d’une violence phénoménale. Situé à mi-chemin entre l’Australie et l’État américain d’Hawaï, l’archipel qui comprend 1 200 îles et îlots, a été entre 1946 et 1958, le principal lieu d’expérimentation des bombes nucléaires américaines dans le Pacifique.
Les atolls de Bikini et d’Enewetak ont ainsi accueilli 67 expériences de tirs de bombes A et H. Sur Bikini, l’énergie développée par 25 de ces essais nucléaires atmosphériques représente l’équivalent de plus de 5 000 bombes d’Hiroshima. Les 42 réalisés sur Enewetak, plus de 2 000.
La « tombe », le site d’enfouissement, menacé par la montée du niveau de la mer
L’ensemble de ces tirs ont été dévastateurs pour l’environnement et pour les habitants de ces îles. À la fin de ces campagnes de tirs, l’ensemble des éléments les plus contaminés par la radioactivité ont été rassemblés et jetés dans le cratère créé par l’explosion de la bombe nucléaire « Cactus » en mai 1958, sur l’île de Runit dans l’atoll d’Enewetak. L’intérieur de ce cratère n’a fait l’objet d’aucun isolement particulier faute, semble-t-il, de moyens financiers.
Ce lieu de stockage, initialement temporaire, situé sur le bord de mer, a été recouvert en 1979 par un dôme sphérique de béton de 8 mètres de haut et de 45 centimètres d’épaisseur. Mais ce sarcophage, surnommé la « tombe » par les Marshallais, qui abrite tous les déchets les plus radioactifs, dont 73 000 mètres cubes de sol contaminé, ne fait remplit pas sa mission. Les infiltrations maritimes sont régulières et le couvercle de béton présente des fissures inquiétantes.
« J’étais avec la présidente des îles Marshall (Hilda Heine) qui est très inquiète du risque de fuite de matières radioactives qui sont contenues dans une espèce de cercueil dans la zone… Il y a beaucoup à faire à la suite des explosions qui ont eu lieu en Polynésie française et dans les îles Marshall », s’alarmait ainsi la semaine dernière, Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU.
L’île de Runit qui abrite le cratère, se trouve qui plus est est dans une zone vulnérable aux tsunamis et aux tremblements de terre et subit de plein fouet, comme l’ensemble de l’archipel, les effets du réchauffement climatique. Un phénomène qui se traduit par un risque de submersion avec la montée du niveau de la mer, l’archipel des Marshall étant constitué d’îles basses ou d’atolls dont le plus haut sommet culmine à 10 mètres d’altitude.
Des îles sinistrées, des populations déplacées
En 1946, les 161 habitants de Bikini ont été déplacés sur un petit atoll inhabité, Rongerik . Deux ans plus tard, ils sont contraints de rejoindre la base américaine de Kwajalein avant d’être installés sur l’atoll de Kili. Aujourd’hui, les Bikiniens ont toujours l’espoir de retrouver un jour leur atoll, mais les sols sont tellement chargés de résidus radioactifs que tout retour est, pour les experts, impossible.
Sur Enewetak, gravement contaminé par le plutonium dégagé par les essais, tous les habitants ont été évacués contre leur gré sur l’îlot de Meck et sur l’atoll de Kwajalein puis sur l’atoll inhabité d’Unjelang. Une étude réalisée en 1973 indique que certaines zones d’Enewetak resteront inhabitables pour 240 000 ans.
En 1977, les Américains se lancent dans une importante opération de décontamination. Après 33 ans d’exil, 800 personnes reviennent vivre sous surveillance médicale, dans une partie de l’atoll.
Le déracinement touche aussi l’atoll de Rongelap. Autorisés à rentrer chez eux en 1957, 250 habitants sont à nouveau évacués à leur demande en 1985. Certaines zones sont en effet, très contaminées, notamment au césium 137 et au plutonium. Il faudra attendre 1999 pour que certains d’entre eux reviennent s’installer sur leur terre, mais ils ne peuvent se nourrir que d’aliments importés.
Un système de compensation lié aux dommages causés aux populations et à leurs biens est conclu en 1986 entre les îles Marshall et les États-Unis. Appelé accord de « libre association »
Une étude déclassifiée de 1955 de la Commission de l’énergie atomique, affirme que 20 des 22 atolls habités ont été contaminés par les essais nucléaires américains.
Des conséquences sanitaires dramatiques
Plusieurs rapports montrent la corrélation entre les essais et la santé des habitants. Le site « Moruroa Mémorial des essais nucléaires français » fait ainsi part de la découverte par l’administration Clinton en 1993, d’un rapport secret daté de novembre 1953 soit 4 mois avant le tir de « Bravo » qu’elle déclassifie. Désigné sous le nom de code « Project 41.1 » il avait pour objet l’étude des effets des radiations sur les êtres. Il prévoyait l’évacuation des populations des atolls de Rongelap, Rongerik et Utirik seulement après le tir « Bravo ». Ce qui fut réalisé le 3 mars 1954. On peut ainsi lire : « les Américains évacuèrent les 236 insulaires atteints de nausées, de pertes de sang et de cheveux vers l’atoll de Kwajalein où ils furent étudiés par les médecins militaires. Les études ont montré que 64 d’entre eux avaient déjà absorbé, en 3 jours, une dose de radioactivité évaluée à 1900mGy ». La version officielle racontait que les autorités en charge des essais américains avaient « oublié » d’évacuer les habitants.
Un autre rapport, publié lui par American Cancer Societymontre que le taux d’incidence du cancer est plus élevé aux Marshall qu’aux États-Unis. Ce rapport, qui se réfère aux décès enregistrés par le Tribunal des réclamations nucléaires sur la période 1984-1994, révèle que le taux de cancer du poumon est 3,8 fois plus élevé chez les hommes, les cancers du cerveau 5,8 fois plus fréquents et les cancers du foie 15,3 fois plus présent chez les hommes et 40 fois plus chez les femmes.
Un lourd héritage, dont s’est inquiété Antonio Guterres, lors de sa tournée dans les îles Marshall : « Les conséquences ont été dramatiques, pour ce qui est de la santé, de l’empoisonnement de l’eau dans certains endroits », a-t-il déclaré. D’autant qu’à ce bilan catastrophique s’ajoutent les fuites du sarcophage qui accueille les déchets radioactifs.
Les 800 habitants de l’atoll d’Enewetak, font l’objet depuis 2001 d’un suivi radiologique par un laboratoire qui travaille sous le contrôle du Lawrence Livermore Laboratory, qui a participé aux essais nucléaires. Ce laboratoire a été installé sur place dans le cadre de l’accord de compensation.
Un archipel très dépendant des États-Unis
Occupé par les Américains pendant la Seconde Guerre mondiale, l’archipel des Marshall a été dès 1947 un territoire sous tutelle des îles du Pacifique confié aux États-Unis où ils feront la plus grande partie de leurs expérimentations nucléaires. Suite à un référendum en 1979, la République des Marshall se dote d’une Constitution et devient autonome dans le cadre d’un accord de libre association avec les États-Unis qui demeurent responsable de la défense, de la politique extérieure et s’engage en contrepartie à soutenir financièrement la République qui deviendra totalement indépendante en 1991.
Mais à ce jour, un nouveau traité de libre association avec les États-Unis (Compact of Free Association) signé en mai 2003 et valable pour vingt ans prévoit une importante aide économique (subventions qui couvrent 60 % du budget) en échange de la location des terres de l’atoll de Kwajalein pour des essais antimissiles. Ce traité provoque de nombreuses critiques au sein des populations de l’atoll et de la part de l’opposition.
Mardi 21 mai 2019, la présidente de la République des îles Marshall sera reçue à la Maison Blanche par Donald Trump avec les présidents de Palau et de Micronésie. Une rencontre importante pour les Marshall où il sera certainement question de réchauffement climatique et de pollution nucléaire, deux sujets difficiles à entendre pour l’actuelle administration américaine.